Hier soir, « Capital » consacrait son émission aux loisirs en famille : parc aquatique, escalade et escape game étaient au sommaire du magazine de la chaîne M6.
Diffusé en deuxième position, le reportage centré sur les jeux d'évasion mettait bien évidement l'accent sur les bénéfices et la rentabilité du secteur. Très vite, les superlatifs fusent et les chiffres annoncés s'envolent. Mais est-ce le reflet de la réalité ? Revenons sur quelques affirmations entendues au cours de l'émission qui ont pu porter à confusion.
« Depuis l'ouverture de la première salle, leur nombre a été multiplié par 11 »
C'est avec cette phrase énigmatique que Julien Courbet introduit le sujet consacré aux escape games. Fait-il référence au nombre total d'escape games comptabilisés en France à la fin de l'année 2013 ou bien en 2014 lorsqu'il parle de l'« ouverture de la première salle » d'escape game ? Pour rappel, la première room à avoir vu le jour dans l'Hexagone est « Le bureau de James Murdock » à HintHunt à Paris, en décembre 2013.
Nous sommes passés de 46 salles en décembre 2014 (après une année entière d'activité en France) à un peu moins de 2 200 en décembre 2019, soit une multiplication par 48 en six ans, loin de la multiplication par 11 annoncée.
En revanche, nous confirmons le nombre de salles en activité avancé par la rédaction de « Capital » : près de 2 200 rooms sont ouvertes en France en ce début d'année 2020. Nous avions d'ailleurs énoncé ce nombre à un journaliste de l'émission qui nous avait contactés par téléphone le 18 décembre 2019.
« Ici à Escape Yourself Tours, chez le numéro 1 de l'escape game »
Le terme « numéro 1 » est toujours un peu flou. Il peut s'agir d'un marqueur chronologique, qualitatif ou quantitatif.
Il faut ici comprendre que parmi les 56 franchiseurs du marché français, Escape Yourself est le plus développé avec 29 complexes répartis sur tout le territoire. À noter par ailleurs qu'Escape Yourself fut la première enseigne d'escape game à s'implanter dans la région Centre-Val de Loire, en février 2015.
« Un chiffre d'affaires de 825€/heure de jeu »
Ce calcul concerne l'enseigne Escape Yourself de Tours, il est correct : au moment du tournage, l'établissement pouvait accueillir jusqu'à 33 joueurs simultanément, à 25€/personne. Il faut cependant nuancer le terme « par heure » car entre les minutes dédiées au briefing, au debriefing et au rangement de la salle, une session de jeu est lancée toutes les 1h30 ou 2 heures (selon le scénario) à Escape Yourself Tours, et non toutes les heures.
« Le patron se verse un salaire de 5 000€ net/mois »
L'information a beaucoup fait réagir sur les réseaux sociaux. Le reportage laisse à penser qu'un gérant d'une enseigne d'escape game se verse un très bon salaire. La situation présentée est en fait trompeuse. Le principal intéressé, Nicolas Giroudeau, nous l'explique lui-même après la diffusion : « Je ne suis pas gérant, je suis à la tête d’un réseau de 30 établissements (en comptant le centre de Morlaix, qui ouvrira dans les prochains mois). Ce n’est pas tout à fait pareil. »
« Lola, game master, est payée au SMIC : 1 170€ net/mois »
Les escape games sont régis par la convention collective CCNELAC, celle des parcs de loisirs. Le salaire minimum défini par cette convention est précisément de 1 536,43€ brut par mois, soit 1 198€ net (hors avantages éventuels comme mutuelle et titres-restaurant).
« Nous sommes ici chez Eludice, le leader de la conception des escape games »
Il est difficile d'affirmer qu'Eludice est « leader » dans son secteur. Plusieurs sociétés conceptrices d'escape games sont très actives en France. On peut en tout cas raisonnablement écrire qu'avec plus de 120 salles créées, Eludice est l'un des principaux acteurs du marché.
Le coût d'une salle ? « 45 000€ », « 35 000€ », « de 8 000€ à 45 000€ », « 80 000€ », « entre 400 et 500 000€ »
Pendant le reportage, les coûts annoncés pour la création d'une salle d'escape game varient de 8 000€ à 500 000€. Le journaliste ne précise jamais s'il s'agit d'un coût global comprenant le gros œuvre ou si seuls les décors et les mécanismes sont inclus dans ce tarif.
Il est cependant clair que l'ampleur des investissements diffère selon si l'enseigne est implantée dans une petite commune et doit régulièrement renouveler ses salles, ou dans une métropole et peut alors exploiter ses rooms sur une durée plus longue grâce à un meilleur taux de remplissage. Il est néanmoins important de préciser que l'investissement de « 400 000 à 500 000€ » pour Pandore & Associés à Paris est assez exceptionnel et qu'il couvre le projet dans sa globalité, incluant le gros œuvre et deux rooms. En 2019, le coût de ce que l'on pourrait appeler les « salles à gros budget » était estimé à environ 100 000€ selon les établissements que nous avons interrogés.
Nous avons contacté trois entreprises françaises de conception d'escape games : Eludice, Game Factory et Labsterium. Ces trois concepteurs s'accordent à dire que les projets qui leur sont confiés ont des budgets très inégaux et varient du simple au décuple. Il leur est donc difficile d'estimer un « prix moyen », mais avancent tout de même le montant de 55 000€ pour une salle complète sans gros œuvre.
« Eludice ne manque pas de travail car son carnet de commande est déjà rempli pour 2020 »
Toujours contacté par nos soins, Eludice précise : « Notre carnet de commande n'est malheureusement plein que jusque juin… L'effet d'une telle annonce peut être assez pervers. » Et d'ajouter : « Nous avons aussi été heureux d'apprendre par le biais du reportage que notre entreprise était rentable… Le chiffre d'affaires qu'ils avancent est certes correct, mais ils ne parlent jamais des bénéfices. »
« À Carré Sénart se dresse un escape game XXL »
La dernière partie du reportage est consacrée à Koezio. Peut-on dire que Koezio est un escape game ? Historiquement, Koezio est ce qu'on appelle un « action game », c'est-à-dire un jeu d'aventures basé sur les aptitudes physique, une sorte de Fort Boyard.
Depuis septembre 2018, le réseau Koezio propose un nouveau concept : la mission « Hors contrôle ». On y retrouve des similitudes avec l'escape game, et notamment le fait que les épreuves sportives ont été bannies. Cependant, nous ne considérons pas « Hors contrôle » comme un escape game car l’espace dans lequel les joueurs évoluent n'est pas privatisé : plusieurs équipes sont susceptibles de partager le terrain de jeu disponible.
D'autres points différenciants sont même cités dans le reportage lui-même : « Les joueurs ne sont pas limités par la durée pour résoudre les énigmes » (ce qui est par ailleurs faux), « Koezio ne se gagne pas par la résolution de l'énigme mais par le nombre de points remportés par les équipes ».
Les limites du reportage
Plus globalement, le reportage de M6 se concentre uniquement sur des gros acteurs du secteur et leurs franchisés. La réalité est que 73% des enseignes sont des structures indépendantes. La plupart des gérants sont game masters dans leur propre enseigne, certains travaillent jusqu'à 70 heures par semaine et ne se versent aucun salaire à la fin du mois. Il est donc nécessaire de prendre du recul sur la question qui ouvre le sujet : « Quelles sont les recettes de ce jeu à la rentabilité insolente ? »
« Capital » laisse à penser que l'escape game est une poule aux œufs d'or et qu'il faut investir dans ce domaine. Or, après un boom en 2016 et 2017, ces deux dernières années ont vu les fermetures d'enseignes grimper en flèche. Le marché se consolide et il y a fort à parier que les ouvertures d'établissements se stabiliseront en 2020 et que la plupart des investissements du secteur concerneront des enseignes existantes.